10
IL N’AVAIT PAS TROUVÉ ce qu’il cherchait dans sa bibliothèque.
Il tentait maintenant sa chance aux archives du Limier. C’était un lieu immense, labyrinthique. Le groupe d’édition propriétaire du journal avait racheté plusieurs stocks d’anciens journaux, remontant jusqu’au début du XXe siècle. En apparence, ces couloirs tapissés d’armoires métalliques semblaient abriter des contrats d’assurance ou des dossiers de Sécurité sociale. Ils dissimulaient en réalité une grande part des crimes de l’humanité – meurtres, viols, incestes. Toutes les turpitudes imaginables étaient là, soigneusement classées par années, numéros et catégories.
Marc était souvent venu travailler ici, surtout lorsqu’il rédigeait la rubrique « Les dossiers noirs de l’histoire » – des pages spécifiques du Limier, consacrées aux crimes du passé. Aux côtés des archives proprement dites, il y avait une salle de travail où étaient installés plusieurs bureaux et un distributeur de café. Une vraie bibliothèque.
Mais l’élément clé de toute recherche était l’archiviste « maison », Jérôme, qui semblait avoir été acheté avec les stocks. Marc ignorait son nom de famille. L’homme s’exprimait comme s’il avait vécu, personnellement, tous les procès et enquêtes remisés ici. Pas un nom, pas une date ne lui échappait. Physiquement, il frisait la caricature. Sans âge, sans signe distinctif, il portait, en toutes saisons, plusieurs pull-overs agglutinés les uns sur les autres. Un millefeuille de laine et de nylon. À la question de Marc, Jérôme l’avait orienté sans la moindre hésitation.
Tout en longeant les allées de fer, en ce lundi matin, Marc songeait au week-end qu’il venait de passer. Il n’avait pas cessé de penser à Jacques Reverdi. Tueur compulsif. Bête féroce. Séducteur. Homme à femmes… Les mots prononcés par Erich Schrecker et la petite Cambodgienne lui tournaient dans la tête. Sans doute avaient-ils raison, mais il était persuadé que personne, pour l’heure, ne connaissait la vérité sur l’homme et ses actes.
Le vendredi, il avait bâclé un nouvel article, développant plutôt l’affaire du Cambodge, en 1997. Mais déjà, il se moquait d’écrire un papier intéressant ou de débusquer un scoop pour Verghens. Une conviction montait en lui, inexorable. Jacques Reverdi était une incarnation du Mal, poursuivant un but secret. Un de ces diamants purs que Marc cherchait depuis si longtemps. Un tueur qui possédait, grâce à sa pratique spirituelle, un vrai regard sur sa névrose et pouvait donner à voir, comme en transparence, le visage du Crime.
Pendant deux jours, il s’était enfermé dans son atelier et s’était plongé, encore une fois, dans sa documentation. Coupures de presse, photographies, biographies, sites Internet : tout y était passé. Il pouvait réciter par cœur des passages entiers de cette littérature. Mais tous ces faits, enquêtes, commentaires, éloges dataient toujours de l’époque « positive » de Reverdi. Quant à l’interview de Pisaï, elle était plate comme la mer.
Le dimanche soir, harassé par quarante-huit heures de recherches stériles, il s’était convaincu d’une seule urgence : approcher l’assassin. Lui arracher, par tous les moyens, une interview.
C’était la seule manière d’en savoir plus.
Il lui était venu une idée, encore vague, qui méritait bien une petite investigation. Marc s’arrêta dans une nouvelle allée : il venait de repérer l’armoire qu’il cherchait. Il fit coulisser la porte et attrapa l’ancien numéro du Limier. Toujours debout, il feuilleta le journal et trouva l’article qu’il voulait relire.
C’était un dossier portant sur les correspondances entre détenus et personnes extérieures. Marc n’était pas un spécialiste du thème – il savait seulement que les tueurs en série recevaient un courrier pléthorique : insultes, exhortations au repentir, lettres de compassion, mais aussi poèmes, déclarations d’amour, tirades d’admiration…
En parcourant l’article, il se remémora les chiffres et les faits. Un tueur comme Guy George avait reçu jusqu’à cent lettres par jour au moment de son procès. Plus fort encore : les tueurs américains créaient des sites Internet où ils se présentaient – Charles Manson possédait un site très étoffé –, où ils vendaient des photos dédicacées, ou encore des tableaux, des esquisses, des textes et autres poèmes de leur cru.
Mais le reportage ne concernait pas seulement les stars. Tous les détenus étaient en appel de contacts. La correspondance en prison était un univers en soi. Une sphère d’échanges, organisée le plus souvent par des associations caritatives spécialisées. En France, elles s’appelaient « Le Courrier de Bovet », « Genepi », « Amitié sans Visage »… Des milliers de lettres transitaient ainsi. Les organisations, prudentes, conseillaient toujours aux volontaires d’utiliser des pseudonymes et de passer par l’adresse de leur siège social. Les petites annonces dans les journaux étaient aussi légion. La rubrique « Sentiments à l’ombre », par exemple, de l’hebdomadaire L’Itinérant, publiait des demandes de prisonniers cherchant une simple correspondante, une compagne ou l’âme sœur.
L’âme sœur.
C’était ce thème qui intéressait Marc. On ne comptait plus les idylles qui s’étaient nouées grâce à ces échanges. Deux chiffres résumaient la situation : quatre-vingt-dix pour cent des correspondants à l’intérieur étaient des hommes, quatre-vingts pour cent des correspondants à l’extérieur étaient des femmes. Très vite, les lettres prenaient un tour amoureux et, parfois, trouvaient une fin heureuse : mariage à la sortie de prison ou au sein de la taule.
Il y avait l’amour.
Il y avait aussi le sexe.
Celles qui écrivaient aux prisonniers devaient s’attendre à voir apparaître, explicitement ou entre les lignes, les fantasmes des prisonniers. Pour ces derniers, la relation épistolaire devenait un ersatz d’acte physique.
Marc poursuivit sa lecture, l’esprit chauffé à blanc. Il se souvenait que le journaliste révélait certains dérapages dans ce domaine.
Les prisonniers sont des proies faciles ; des durs, des criminels, qui se méfient de tous, mais aussi des hommes malades d’ennui et de solitude.
Il retrouva les anecdotes. En France, une femme avait « allumé » un détenu, à coups de lettres sensuelles, le poussant à révéler ses propres fantasmes. L’administration pénitentiaire s’était alarmée de ce jeu pornographique et avait découvert que la femme était en réalité mariée. Elle écrivait ses lettres avec son mari : les deux vicieux s’excitaient à la lecture des réponses…
Aux États-Unis, ces duperies prenaient un tour plus lucratif. Dans des prisons de Californie et de Floride, plusieurs prisonniers avaient entretenu une correspondance amoureuse dont la température montait à chaque nouvelle lettre. Bientôt, leurs partenaires leur avaient proposé de leur envoyer, moyennant finance, des photos suggestives d’elles-mêmes. Les types avaient payé, suant fièvre et sperme face à ces clichés de femmes qu’ils croyaient connaître. En réalité, ces confidentes n’existaient pas : il s’agissait d’un simple réseau pornographique, dirigé par des petits malins qui avaient trouvé ce moyen pour donner un peu de sel – et du prix – à leurs photos standard.
Des durs, des criminels.
Mais aussi des hommes malades d’ennui et de solitude.
Marc plia le journal et se dirigea vers la photocopieuse. Il entendait la petite voix de Pisaï : « Homme à femmes. Si vous voulez interview, envoyez copine à vous. » Il atteignit la machine et commença à photocopier le dossier, page après page, sans même rabattre le couvercle.
À mesure que la lumière du flash lui passait sur le visage, il échafaudait son plan. Soudain, son esprit fut frappé par quelques syllabes.
Élisabeth.
Tel était le prénom qu’il choisirait.